“Les otages” tableau du peintre Edouard Detaille.
LE PERE MILON
Un conte de Guy de Maupassant
Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa flamme cuisante. La vie radieuse éclôt sous cette averse de feu; la terre est verte à perte de vue. Jusqu'aux bords de l'horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes semées par la plaine semblent, de loin, de petits bois, enfermées dans leur ceinture de hêtres élancés. De près, quand on ouvre la barrière vermoulue, on croit voir un jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux comme les paysans, sont en fleurs. Les vieux troncs noirs, crochus, tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel leur dômes éclatants, blancs et roses. Le doux parfum de leur épanouissement se mêle aux grasses senteurs des étables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente, couvert de poules. Il est midi. La famille dîne à l'ombre du poirier planté devant la porte : le père, la mère, les quatre enfants, les deux servantes et les trois valets. On ne parle guère. On mange la soupe, puis on découvre le plat de fricot plein de pommes de terre au lard. De temps en temps, une servante se lève et va remplir au cellier la cruche au cidre. L'homme, un grand gars de quarante ans, contemple, contre sa maison, une vigne restée nue, et courant, tordue comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur. Il dit enfin : « La vigne au père bourgeonne de bonne heure c't'année. P't-
C'était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens occupaient tout le pays. Le général Faidherbe, avec l'armée du Nord, leur tenait tête. Or l'état-
Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une simple dénonciation, on emprisonna des femmes; on voulut obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne découvrit rien. Mais voilà qu'un matin, on aperçut le père Milon étendu dans son écurie, la figure coupée d'une balafre.
Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres de la ferme. Un d'eux tenait encore à la main son arme ensanglantée. Il s'était battu, défendu. Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.
Il avait soixante-
On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel s'assirent en face de lui.
Le colonel prit la parole en français.
« Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n'avons eu qu'à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant et même attentionné pour nous. Mais aujourd'hui une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la lumière se fasse. Comment avez-
Le paysan ne répondit rien.
Le colonel reprit :
« Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je veux que vous me répondiez, entendez-
Le vieux articula nettement :
« C'est mé. »
Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible, avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s'il eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un trouble intérieur, c'est qu'il avalait coup sur coup sa salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été tout à fait étranglée.
La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et consternés.
Le colonel reprit :
« Savez-
Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute :
« C'est mé.
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Cette fois l'homme parut ému; la nécessité de parler longtemps le gênait visiblement. Il balbutia :
« Je sais-
Le colonel reprit :
« Je vous préviens qu'il faudra que vous me disiez tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement. Comment avez-
L'homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.
« Je r'venais un soir, qu'il était p't-
J'avais mon idée. J' pris tous ses effets d'puis les bottes jusqu'au bonnet et je les cachai dans le four à plâtre du bois Martin, derrière la cour. »
Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient. L'interrogatoire recommença ; et voici ce qu'ils apprirent.
Une fois son meurtre accompli, l'homme avait vécu avec cette pensée : « Tuer des Prussiens ! » Il les haïssait d'une haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote aussi. Il avait son idée comme il disait. Il attendit quelques jours.
On le laissait libre d'aller et de venir, d'entrer et de sortir à sa guise tant il s'était montré humble envers les vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque soir, partir les estafettes; et il sortit, une nuit, ayant entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques mots d'allemand qu'il lui fallait. Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant retrouvé par terre les vêtements du mort, il s'en vêtit.
Alors, il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits, inquiet comme un braconnier.
Lorsqu'il crut l'heure arrivée, il se rapprocha de la route et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore. Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre dure du chemin. L'homme mit l'oreille à terre pour s'assurer qu'un seul cavalier s'approchait, puis il s'apprêta.
Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches. Il allait, l'oeil en éveil, l'oreille tendue. Dès qu'il ne fut plus qu'à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la route en gémissant : « Hilfe ! Hilfe ! À l'aide, à l'aide ! » Le cavalier s'arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé, descendit de cheval, s'approcha sans soupçonner rien et, comme il se penchait sur l'inconnu, il reçut au milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Il s'abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons suprêmes.
Alors le Normand, radieux d'une joie muette de vieux paysan, se releva, et pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il le traîna jusqu'au fossé et l'y jeta.
Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les plaines.
Au bout d'une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore : « Hilfe ! Hilfe ! » Les Prussiens le laissaient venir, reconnaissant l'uniforme, sans méfiance aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les deux, les abattant l'un et l'autre avec son sabre et un revolver.
Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands ! Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme, reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit, dormit jusqu'au matin.
Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin de l'enquête ouverte; mais, le cinquième jour, il repartit, et tua encore deux soldats par le même stratagème. Dès lors, il ne s'arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à l'aventure, abattant des Prussiens, tantôt ici, tantôt là, galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu, chasseur d'hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier rentrait cacher au fond du four à plâtre son cheval et son uniforme.
Il allait vers midi, d'un air tranquille, porter de l'avoine et de l'eau à sa monture restée au fond du souterrain, et il la nourrissait à profusion, exigeant d'elle un grand travail.
Mais, la veille, un de ceux qu'il avait attaqués se tenait sur ses gardes et avait coupé d'un coup de sabre la figure du vieux paysan.
Il les avait tués cependant tous les deux ! Il était revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles habits ; mais en rentrant, une faiblesse l'avait saisi et il s'était traîné jusqu'à l'écurie, ne pouvant plus gagner la maison.
On l'avait trouvé là tout sanglant, sur la paille...
Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête et regarda fièrement les officiers prussiens.
Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda :
« Vous n'avez plus rien à dire ?
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Les officiers se regardaient.
Le vieux reprit :
« Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes quittes. J'ai pas été vous chercher querelle, mé ! J' vous connais point ! J' sais pas seulement d'où qu'vous v'nez. Vous v'là chez mé, que vous y commandez comme si c'était chez vous. Je m'suis vengé su l's autres. J' m'en r'pens point. »
Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses bras dans une pose d'humble héros.
Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine, qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce gueux magnanime.
Alors le colonel se leva et, s'approchant du père Milon, baissant la voix :
« Écoutez, le vieux, il y a peut-
Mais le bonhomme n'écoutait point, et, les yeux plantés droits sur l'officier vainqueur, tandis que le vent agitait les poils follets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui crispa sa maigre face toute coupée par la balafre, et, gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine figure du Prussien.
Le colonel, affolé, leva la main, et l'homme, pour la seconde fois, lui cracha par la figure.
Tous les officiers s'étaient dressés et hurlaient des ordres en même temps.
En moins d'une minute, le bonhomme, toujours impassible, fut collé contre le mur et fusillé alors qu'il envoyait des sourires à Jean, son fils aîné; à sa bru et aux deux petits, qui regardaient, éperdus.