VILLERSEXEL


[...] Enfin on nous fait faire le mouvement et on nous met à l’abri. Les prussiens cessent de tirer. On nous dit que nous allons attaquer un gros village qu’on voyait près de là. C’était Villersexel. Ma section est détachée en tirailleurs. Nous faisions une grande ligne d’au moins deux kilomètres. Le colonel arrive et crie :”En avant ! Vive la France !” Le commandant arrive à son tour crie : “En avant ! Vive la République !”Parce que le colonel disait toujours : Vive la France ! Et le commandant toujours : Vive la République ! Ils n’étaient pas d’accord sur la politique. Mais ça ne les empêchait pas d’avoir bon cœur tous les deux ; et on était bien libres, après tout, de crier ce qu’on voulait dans des moments pareils. Et cependant en y pensant, ça aurait peut-être mieux valu, si tout le monde avait crié la même chose.

Au moment où le commandant levait son sabre en l’air en criant : Vive la République ! une balle lui arrive dans la poitrine et le fait tomber de cheval. Nous continuons à marcher vers le village. Les balles nous sifflaient tout le temps aux oreilles. Je vois des prussiens avec des casques qui nous tiraient par les fenêtres. C’était la première fois que j’en voyais, et il y avait deux mois que nous marchions dans tous les sens pour en rencontrer. Nous allons toujours en avant, malgré les balles. On était bien en train ce jour-là, on était vraiment content de pouvoir se dire : “Enfin nous faisons autre chose que de crever de faim et de froid. Nous voyons des Prussiens et nous tirons dessus. “Le fait est qu’on leur envoyait des coups de fusils, et si dru, si dru, qu’ils commençaient à sortir des maisons et à se glisser le long des murailles, courbés en deux. Les officiers criaient toujours : “En avant ! En avant ! “ Et nous entrons dans le village, et nous entrons dans les maisons, et j’ai la chance de dénicher un Prussien qui était caché derrière un tas de fagots. Il croyait apparemment que j’allais le tuer, car il tombe à genoux, et il me dit à mains jointes : “Pas mal ! pas mal bon Français ! bon Français !”Je ne sais pas trop ce qui se serait passé, si j’avais été déniché par un Prussien derrière un tas de fagots, mais il me semble bien cependant que je ne me serait pas mis à genoux devant lui et que je ne l’aurait pas appelé : “Bon Prussien!”

Pendant que j’étai occupé à faire mon prisonnier, voilà que la fusillade qui s’était calmée reprend presque aussi fort qu’avant. Les Prussiens n’avaient pas quitté le village et ils occupaient encore pas mal de maisons. Le reste de la journée se passe à prendre ces maisons une à une, et presque tout le village était à nous quand la nuit arriva. Seulement il restait sur la place une grande maison toute pleine de Prussiens qui avaient fait des trous dans le mur et qui tiraient par là. Ils avaient barricadé la porte. On leur avait fait sommation de se rendre, et ils n’avaient pas voulu. On demande des hommes de bonne volonté pour aller brûler la maison et les Prussiens avec, s’ils s’obstinent à ne pas sortir. J’y vais et de bon cœur parce que j’ai de la famille à Etrepagny, dans l’Eure, et que j’avais appris que la maison de ma tante avait été brûlée par les prussiens, sans motif, par pure méchanceté, et que ma tante, qui était une très-vieille femme avait manqué rôtir dedans. Nous allions, avec des camarades, prendre de grands fagots sous un hangar ; nous les mettions sur notre tête, nous traversions la place en courant et nous déposions nos fagots sous la porte cochère. Les Prussiens, par les fenêtres, nous tiraient dessus, mais au hasard, parce qu’il faisait noir comme dans un four. Personne n’est blessé ; un sapeur du génie va mettre le feu aux fagots et la maison commence à brûler. Les Prussiens alors veulent se sauver par les fenêtres du rez-de-chaussée, et tous ceux qu’on ne tue pas, on les faits prisonniers.

Voyant le résultat, on trouve que le moyen a du bon et une douzaine de maisons s’allument dans le village. La fusillade marchait toujours. On entendait crier les blessés, craquer les murs, les charpentes tomber, les tuiles dégringoler, ça faisait  un vacarme d’enfer. On était comme fou. On continuait à tirer des coups de fusils, dans la nuit, au risque d’attraper des camarades, ce qui est arrivé plus d’une fois. Enfin le grand château, qui est au milieu du village, se met à flamber à son tour ; mais il parait que ce n’est pas nous qui avons mis le feu ; ce sont les Prussiens, avant de se sauver. Il nous arrive du renfort. Toutes les maisons sont occupées ou brûlées. Tous les Prussiens sont tués, pris ou partis. Nos officiers disent que nous avons gagné la bataille. Il était temps que ça finit (sic), car voilà vingt-quatre heures que ça durait et on n’en pouvait plus. On soupe comme on peut. Nous nous couchons par terre dans l’église, pêle-mêle, français et prisonniers prussiens. Il faisait un très grand froid, et cependant j’ai dormi comme une marmotte, roulé dans une couverture.


Extrait du livre de Ludovic Halévy  “L’invasion Souvenirs et récits” paru en 1872.


Alphonse de Neuville “Attaque d'une maison barricadée à Villersexel”.

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